Dans l'avion qui nous ramenait à Paris après les championnats du monde IKO organisés à Tôkyô, voici deux semaines, nous avons longuement conversé avec une personne dont les paroles nous ont donné matière à écrire cette nouvelle anecdote de dôjô. Si un titre devait lui être donné, ce serait peut être "le karate à l'épreuve du combat réel". Mais nous vous laissons découvrir exactement ce dont il s'agit.
Monsieur Terashima venait en Europe pour une semaine de vacances. Nous lui avons adressé la parole et la conversation s'est naturellement engagée. Au vu de nos mains, ce Japonais de soixante treize ans nous demande si nous pratiquons le karate. Notre réponse affirmative lui inspire un grand sourire et il nous explique que, lui aussi, pratique depuis longtemps.
Nous vous proposons ici les parties les plus intéressantes et significatives de notre conversation, réalisée à parts égales en japonais et en anglais, langue bien maîtrisée par Monsieur Terashima.
- kj: "Quelle Ecole pratiquez vous Monsieur et depuis combien de temps?"
- M. T.: "Depuis l'âge de quinze ans j'ai toujours pratiqué le Funakoshi karate. D'abord au lycée puis à l'université de Waseda. Après j'ai poursuivi au sein de la Nihon Karate Kyoukai dans plusieurs dôjô mais surtout aussi avec quelques anciens, sur une base plutôt informelle."
- kj: "Qui ont été vos professeurs?"
-M. T.: "Tous les Instructeurs importants des années 1960 et 1970 dans le milieu universitaire. J'ai aussi eu la chance d'approcher un peu Kase Sensei, un grand combattant et un homme d'exception qui conserve toute mon admiration."
- kj: "Comment se passaient les entraînements à l'université?"
- M. T.: "A l'époque c'était très dur, physiquement et mentalement. Il fallait vraiment en vouloir. Les senpai étaient sans pitié et les Sensei très stricts.
Voulez-vous que je vous raconte l'année 1968? Ca devrait vous intéresser en tant que combattant..."
- kj: "Avec plaisir mais qu'avait de particulier cette année?"
- M. T.: "C'était l'époque de la contestation étudiante au Japon. Je sais qu'en France aussi on se battait dans les rues, surtout les étudiants. Le pire c'était le Mexique avec le massacre des étudiants à l'université de Mexico, quelques semaines avant les Jeux Olympiques.
Je sais que la révolte au Japon est peu connue à l'étranger mais ça a existé aussi et j'étais au coeur des évènements."
- kj: "Comment avez-vous vécu cette période?"
- M. T.: "Ca a duré en gros toute l'année étudiante. Sur le campus on avait des manifestations quotidiennes et le Japon traditionnel était rejeté. Il y avait des réunions surtout organisées par l'extrême gauche. Pour ma part je venais d'une famille plutôt traditionnelle sans histoire et je n'avais pas de conscience politique bien définie. Mais, disons que de par mon éducation, j'étais plutôt classé dans les passéistes. Mes parents voulaient ma réussite et me disaient de ne pas me mêler de tout ça. Au tout début j'ai obéi à mon père qui s'inquiétait beaucoup. Mais voilà, j'étais jeune et influençable...Un jour des étudiants d'extrême gauche, dans le genre casseurs, ont interrompu l'entraînement au dôjô et nous ont traités de fascistes. Ils voulaient que nous manifestions avec eux. Le Senpai qui dirigeait le cours l'a mal pris et ça a failli finir en pugilat."
- kj: "Heureusement que vous avez suivi les préceptes de Funakoshi Gichin Sensei..."
- M. T.: "...Oui mais ça n'a pas duré...Le responsable du dôjô a émis une plainte formelle auprès du président de l'université qui ne pouvait malheureusement pas faire grand chose. La situation devenait incontrôlable et des bagarres entre policiers et étudiants avaient lieu sur le campus même."
- kj: "Que s'est-il donc passé pour vous?"
- M. T.: "J'ai suivi le mouvement, celui des groupes de surveillance. A nouveau, je n'avais pas de conscience politique affirmée à dix neuf ans et je ne comprenais pas grand chose. D'un côté j'avais quelques affinités avec le mouvement revendicatif car je saisissais que le Japon devait évoluer mais, d'un autre côté, je venais d'une famille simple qui avait la photo de l'Empereur accrochée dans le salon, si vous voyez ce que je veux dire."
- kj: "Et donc, que s'est-il passé?"
- M. T.: "Le Senpai dont j'ai parlé tout à l'heure n'avait pas du tout apprécié l'intrusion des gauchistes et nous en faisait baver encore plus au dôjô. Il tenait des discours martiaux et nous préparait au combat malgré les mots apaisants des Sensei. Dès que ceux ci avaient le dos tourné - et peut être avec leur aval - les senpai nous suggéraient fortement de rejoindre les comités de surveillance pour préserver le Japon immortel. Du coup j'ai participé à quelques réunions et la température est rapidement montée.
L'ennemi a été désigné et les membres des différents dôjô de l'université n'attendaient que la prochaine provocation pour agir."
- kj: "La provocation s'est-elle répétée?"
- M. T.: "Oui mais pas au dôjô.
Comme il y avait un club de sumô, ce sont eux qui ont été visés par les contestataires. Ils ont tout cassé parce que le sumô était considéré comme un héritage guerrier du passé fasciste du Japon. Les membres du club de sumô ont réagi sans attendre. Ils ont détruit une permanence d'un syndicat étudiant et ont envoyé à l'hôpital ceux qui se trouvaient là à ce moment. Du coup les gauchistes ont voulu se venger. Comme les membres du club de sumô étaient très corpulents, ils étaient faciles à repérer et ils en ont attaqué un à coups de barres de fer, à dix contre un. Et là ça a dégénéré."
- kj: "Dans quelle mesure? Etiez vous concerné?"
- M. T.: "Les membres du club de sumô ont décidé, eux aussi, de venger leur camarade envoyé à l'hôpital et ils sont sortis de leur salle de réunion pour taper sur tout ce qui était gauchiste. Ils se battaient à trois contre un mais ils étaient vraiment courageux et forts. Il y a eu beaucoup de blessés de part et d'autre. Du coup, nous avons eu honte et, poussés par les senpai, nous avons décidé en assemblée de ne pas nous laisser faire. Lors de la manifestation contre les valeurs japonaises du passé qui a suivi - c'était vraiment son intitulé - nous avons attaqué. Nous nous battions à deux ou trois contre un mais ce n'était pas un problème. Par contre, nous étions à mains nues contre des bâtons et des barres de fer."
- kj: "Vous n'avez pas été blessé?"
- M. T.: "Pas grand chose mais j'ai vu pas mal d'étudiants avec des membres fracturés, des dents et le nez cassé.
En fait, j'ai honte de le dire (grand sourire facétieux de Monsieur Terashima tout de même) mais...j'étais content et gonflé à bloc. J'avais pu utiliser mon karate réellement et ça marchait!
Le lendemain ce sont les membres du dôjô de kendô qui sont sortis avec leurs shinai et ont démoli une vingtaine de contestataires venus exiger la fermeture de tous les clubs de budô. Comme vous pouvez facilement l'imaginer, nous n'étions pas d'accord avec cette motion et, après une assemblée des divers clubs, le jour suivant, nous avons affronté de façon directe les étudiants les plus violents. Nous étions certes moins nombreux mais quel combat! La police a bien essayé de nous séparer mais au moins une dizaine d'agents anti émeute ont fini à l'hôpital. Il faut dire qu'hormis les étudiants en kendô nous n'avions pas d'armes en dehors de nos mains. En tout cas je peux vous dire que si, au début, j'ai eu peur, je me suis vite mis dans l'optique du véritable combat sans règles.
Avec le recul je regrette d'avoir blessé certaines personnes mais bon...j'étais jeune et influençable et je me défendais..."
- kj: "Ces bagarres à répétition n'ont pas occasionné des problèmes par rapport à vos études?"
- M. T.: "J'ai eu de la chance car j'ai toujours échappé aux arrestations. Heureusement car mes parents n'auraient pas apprécié...
En fait les Sensei nous ont tous réunis et ont exigé l'arrêt des combats. Nous avons généralement obéi mais pas toujours. Les Sensei le savaient bien et je crois qu'ils étaient assez fiers de nos qualités de combattants car certains donnaient même des conseils. Certains d'entre nous ont donc continué à se battre. J'ai reçu quelques bons coups et en conserve d'ailleurs des cicatrices mais le karate est réellement efficace.
A la fin de l'année universitaire tout s'est calmé. Les arrestations ont diminué et les bagarres aussi. C'était tant mieux. Je suis passé en deuxième année et j'ai poursuivi au dôjô. Nous nous racontions nos combats et étions prêts à recommencer à la moindre provocation. Les combats se sont raréfiés mais il y en a encore eu quelques uns très violents entre les étudiants les plus radicaux qui ne voulaient pas voir la contestation s'éteindre et les membres du club. Un jour nous nous sommes même donnés rendez-vous dans le parc de Ueno; une vraie guerre. J'en suis rentré le visage en sang et des hématomes sur tout le corps mais j'ai mis KO plusieurs types qui ont fini à l'hôpital en sale état. Il n'y avait pas de retenue, ni d'un côté ni de l'autre. Je reconnais que j'aimais ça mais je me suis calmé depuis. Le karate ne doit pas servir à ces pugilats mais il est bon de savoir qu'on est efficace et un vrai combattant."
- kj: "Vous semblez quelque peu nostalgique de cette époque..."
- M. T.: "Je le suis car je regrette ma jeunesse. Les bagarres...Bon...Peut être aussi."
- kj: "Je ne sais pas si je dois vous demander cela mais quelles sont les techniques qui fonctionnaient le mieux en combat réel?"
- M. T.: "Vous pouvez car j'y ai moi aussi réfléchi, seul et avec mes camarades de club.
Ce n'est pas comme dans les films, pas du tout...Les techniques de base du Shotokan karate marchent tout à fait bien. Avec le recul je crois qu'il faut plutôt éviter les coups de pied à la tête et suivre les principes du karate d'Okinawa avec des coups de pied bas et les poings à la face. Si vous frappez bien vous mettrez rapidement votre ennemi KO. Après ces bagarres, je me suis aperçu que j'avais souvent des coupures sur les mains car je frappais trop vers la bouche et les dents sont un danger...même cassées. Le menton et les yeux sont les cibles à privilégier, c'est certain. Au global je crois que c'est l'état d'esprit qui est le plus important. Si vous êtes dans le combat, allez jusqu'au bout, soyez prêt à défendre votre vie. Vous sentirez moins les coups reçus et vous serez un véritable combattant.
Un homme de mon âge ne devrait pas dire ces choses là..." (nouveau sourire facétieux de Monsieur Terashima)
Nous remercions Monsieur Terashima pour le temps qu'il a bien voulu nous accorder et restons seul responsable des éventuelles erreurs de traduction ou d'interprétation.
En espérant que cette anecdote de dôjô aura su vous intéresser.